Comment définir ce qu’est l’enseignement ?
Comme pour les mystères de la médecine quantique, qui considère plusieurs niveaux de guérison possibles dans un tout unifié mais se trouvant à des strates différentes de réalités, la figure de l’enseignant n’est définissable qu’à condition que l’on soit convaincu que s’il existe un enseignant type, il est composé de multiples facettes.
Les clichés sont nombreux et, tout artificiels qu’ils soient, ils recèlent certainement tous une part de la réalité possible – repoussée ou assumée – de chacun d’entre nous :
- le seul métier qui donne accès à des vacances d’enfant, donc parfait pour justement élever des enfants, s’occuper d’un foyer, faire beaucoup de ski ou s’occuper du jardin, de retaper une maison en pierres et de creuser une piscine avec en prime l’illusion d’être intégré à la société laborieuse du pays,
- un travail qui permet de s’investir peu d’heures par semaine (voir ci-dessus),
- un rôle de dominatrice, de dominateur,
- un prolongement des études et de l’adolescence pour la vie,
- la sureté de l’emploi dans l’inconfort des mutations, des postes de remplacement et des postes fixes peu disponibles justement là où on habite avec toute sa famille,
- le rapide engourdissement intellectuel après des études supérieures non abouties ou en tous cas vite oubliées,
- un métier de reconversion professionnelle accessible et que n’importe qui peut faire à condition de passer un concours d’autant plus traumatisant pour certains qu’il paraît facile à d’autres,
- une descente épuisante dans l’arène au quotidien, un travail usant,
- une grosse solitude face aux élèves, aux collègues, à la hiérarchie,
- une usure progressive de l’estime de soi et un tremplin vers la dépression,
- la recherche d’élèves performants rappelant qui l’enseignant aurait pu être, et surtout la recherche d’élève en devenir de ce que l’enseignant a échoué à être,
- le terrible métier en charge de la reproduction du schéma réducteur d’une politique éducative gouvernementale,
- l’instrument d’une machine à penser dans une seule direction, l’outil de préformatage d’élites bornées sur certains a-priori de réussite intellectuelle et sociale que l’on est souvent les premiers à critiquer,
- un métier qui fait croire que l’on va sauver l’humanité (ou en tous cas la part d’entre elle que l’on a en face de soi – et parfois, lorsque tout ne va pas au mieux avec les élèves de cette année, on pense sauver en priorité les élèves de l’année suivante),
- une occasion de réparer la scolarité déprimante dont on se souvient et aussi de soutenir les plus faibles face au système,
- le sentiment exaltant de participer à une naissance éclairée des générations futures (qui n’empêche pas le discours pervers leur expliquant qu’on leur laissait un monde fort périlleux et assez peu réjouissant),
- un métier qui permet d’exiger de l’ordre et de la discipline tout en ménageant une préférence pour les élèves subversifs, à moins que l’on ne soit fasciné que par les seuls élèves qui nous font croire que tout ce que l’on dit est parfaitement pertinent et intéressant,
- un travail dont on croit parfois que le charisme suffit presque seul pour subjuguer les jeunes imbéciles inexpérimentés que l’on nous confie,
- un rapport aux élèves si facile pour certain(e)s et si difficile pour d’autres – c’est qu’il ne s’agit jamais des mêmes élèves, pense-t-on parfois, alors que souvent les difficultés persistent jusqu’à ce que l’on accepte d’en apprendre davantage sur soi,
- etc.
C’est un potier qui m’a parlé un jour de mon métier – alors qu’il parlait du sien. Il disait – pour répondre à l’évocation d’une personne qui aimait beaucoup travailler la terre mais seulement pour faire des pièces uniques, pas pour répondre à des commandes ou multiplier les bols et les plats :
« Si on veut vivre de ce métier et si on veut vraiment devenir artisan potier par amour de ce métier, il faut faire des bols et encore faire des bols. Quand on sait un peu faire des bols, on peut se faire plaisir en créant d’autres choses et vivre en faisant des bols.»
Continuer à se faire plaisir en étant enseignant (au delà des années parfois nombreuses pendant lesquelles ce métier nous apprend un peu qui on est), c’est pour moi devenir peu à peu un artisan de l’enseignement :
- apprendre à connaitre le programme jusqu’à savoir s’en détacher sans jamais oublier qu’on intervient dans un parcours qui mérite une construction globale,
- construire des séances et encore des séances jusqu’à intégrer des réflexes didactiques efficaces,
- accepter les erreurs comme n’étant pas des échecs,
- accepter de modifier ce qui était pourtant ancré car les élèves, les classes, les générations évoluent – et, s’ils se ressemblent, ils ne sont jamais pareils,
- donc accepter de travailler, sans se tuer au travail, certes, mais de travailler sans cesse avec le plaisir d’apprendre aussi des élèves – comme le potier apprend toujours de la terre.
Et si la métaphore tend trop au formatage des enfants-terre entre les mains du potier-créateur, il est toujours intéressant de se pencher sur cet autre propos d’un potier philosophe :
« La différence entre l’artisan et la machine, c’est que chaque bol que fait l’artisan obéit à la terre qui forme la matière première du bol, au mystère du rendu des couleurs après la cuisson : un potier heureux est un potier qui sait lacher prise et qui laisse faire la terre, les pigments et la cuisson tout en ayant appris pendant de nombreuses années à répéter les mêmes gestes et à toujours connaitre plus de la matière avec laquelle il travaille. Au final, c’est la poterie qui forme le potier et non l’inverse. »